Une année de spécialistés locales!
Je me dis souvent que l'année finlandaise peut être décrite en pâtisseries - une pour chaque mois qui défile. Si la source de korvapuusti (pains à la canelle) ne tarit jamais, d'autres spécialités viennent et s'en vont suivant les jours. Plus qu'ailleurs, me semble-t-il, les pâtisseries finlandaises respectent un calendrier bien particulier, et marquent des jalons importants dans la vie quotidienne de tous le pays. C'est l'histoire que je souhaite raconter.
Sans attendre, voici le premier épisode de mon "Calendrier des pâtisseries traditionnelles finlandaises", en commençant avec une spécialité qui n'est, en fin de compte, vraiment pas une pâtisserie du tout...
Du pain de seigle pour janvier?
Janvier est le seul mois finlandais auquel que je n'arrive pas à associer de pâtisserie. Toutes mes sources me disent "c'est parce qu'on est trop occupé à essayer d'arrêter de boire". Le pain de seigle me semble l'accompagnement parfait pour un mois sec.
Le pain de seigle, ou ruisleipä, est désigné l'aliment préféré du pays. Ma coloc' en mangeait matin, midi et soir, et parfois après minuit, pour grignoter. On le mange avec du beurre, sous les sandwichs ouverts, avec la soupe au saumon, et avec l'inévitable concombre ou cornichon. On le trouve sous toutes sortes de formes, de saveurs et de textures. Il peut aller d'une pâte relativement molle et jusqu'à un biscuit presqu'à se casser les dents.
Le pain de seigle finlandais
L'histoire du pain de seigle finlandais est celle d'un pays qui a forgé son identité sur une image de grandes distances, d'hivers longs et de terres inhospitalières. Un pays pauvre, où la culture paysanne prévaut pendant des siècles, sur des fermes dispersées voire isolées.
Le seigle se cultive avec succès, et ce malgré la brièveté de l'été. Son pain se conserve surtout pendant des mois, ce qui en fait un aliment fondamental pour passer l'hiver.
Du seigle aux poignets
Aujourd'hui encore, l'importance du seigle pour la population finlandaise est s'exprime par des expressions telles que Ruista ranteeseen! (du seigle au poignet - le seigle rend fort) ou Leipä miehen tiellä pitää (un homme garde toujours du pain sur son chemin).
Variations d'est en ouest
Il faut ajouter que chaque région a son type de ruisleipä traditionnel. Aux îles Åland, par example, le saaristolaisleipä (pain de l'archipel) est constitué de seigle, de malt et de sirop, et s'accorde très bien avec le poisson salé
La plupart des différences s'expliquent par des variations de modes de cuisson entre l'est et l'ouest de la Finlande. Dans la partie orientale, on utilisait le même poêle pour chauffer la maison que pour cuisiner; il était facile de préparer du pain, ce que l'on faisait chaque semaine.
A l'ouest, le chauffage et la cuisine dépendaient de sources de feu différentes. Pour des raisons économiques, il était plus pratique de préparer du pain en grandes quantité tous les quelques mois seulement. On formait alors des grands disques, qui ne sont pas sans rappeler de grands beignets foncés et plats. Etape la plus importante - on faisait ensuite un trou au milieu (les recettes contemporaines suggèrent d'utiliser un verre à shots), ce qui en fait du ruisreikäleipä (du "pain de seigle à trou). Un mot génial!
Après la cuisson, on enfilait ces délicieux ruisreikäleivät percés sur des cordes ou de longs poteaux, que l'on suspendait en rangées au-dessus de la cheminée. S'il s'agissait là d'une bonne technique de stockage, c'était aussi d'importance vitale pour la subsistance de la famille: en flottant ainsi tout près du feu, le pain pouvait sécher et durcir, et durer pendant des mois.
Malgré cela, la nourriture venait souvent à manquer, et en temps de famine, on complétait le seigle par d'autres ingrédients moins apétissants, tels que du foin ou de la farine faite avec du tronc de sapin broyé (pettuleipä).
Un symbole de la nation
Au 19e siècle, le ruisreikäleipä devient synonyme de la Finlande. A cette époque, lassé par des sièces sous le joug de puissances étrangères, on cherchait à développer une identité "finlandaise". Intellectuels, artistes, ethnographes et nationalistes arpentaient désormais les campagnes en quête de folkore et de traditions ancestrales.
Le mode de vie modeste et résilient des paysans finlandais devient une représentation emblématique du peuple; un moyen de rallier la population autour d'une histoire et d'un sentiment d'existence commune. Le pain de seigle, avec un trou au milieu, devient une image de la Finlande toute entière.
Un point de vue étranger
A travers les siècles, des voyageurs étrangers ont publié des souvenirs de leurs rencontres douloureuses avec le ruisleipä finlandais.
Dans les années 1930, passant par Kokkola, l'écrivain de voyage mondain V. C. Buckley décrit le marché de la ville comme état rempli d'étals ornés de marquises blanches, où des femmes vendent des miches de pain de seigle cuits en forme de roue de voiture, et tout aussi solides!*
L'auteur Bernard Newman en convient, déclarant "J'ai essayé de manger ce pein de seigle, sans succès - les biscuits de l'armée sont mous en comparaison".
En 1897, Mme Alec Tweedie raconte son expérience sur une ferme, nous donnant un aperçu plus détaillé des corvées de la vie paysanne:
“ [Une femme] faisait du pain noir dans un énorme bac, la pâte était si épaisse et si solide [qu'elle] n'arrivait pas à la retourner du tout, et elle ne pouvait que la pétrir en faisant le poing avec ses deux mains, et en les plongeant de toutes ses forces jusqu'au fond du bac. Ses bras bronzés disparaissaient alors jusqu'en-dessus des coudes et, vu de la manière dont la pâte restait accrochée à elle, la préparation du pain lui semblait un bien dur labeur..."
Malgré ses vues souvent paternalistes, Tweedie reconnaît l'importance de ce qu'elle appelle "le pain noir des indigènes".
L'intérêt de ce passage est qu'il offre une description contemporaine de la vie rurale que les artistes finlandais tentaient alors de capturer, et de représenter d'une manière plus sympathique, et non sans arrière-pensées.
L'artiste national et la vie paysanne
Dans les années 1880, Akseli Gallen-Kallela, célèbre artiste-peintre finlandais, voyage dans les terres. Près de Keuruu, il peint l'intérieur de la ferme sur laquelle il réside quelque temps, dévoilant ainsi les occupations quotidiennes de ses hôtes.
Près de la cheminée, un homme répare une paire de bottes usées; à l'arrière-plan, une femme file au rouet, profitant d'un rayon de lumière. Suspendues au plafond, des rangées de ruisreikäleivät attendent d'être mangées.
Le seigle traditionnel dans un monde moderne
Avançons jusqu'au 20e siècle, et à l'indépendance (1917). La Finlande, devenue état-nation, se construit et se modernise. Hommes et femmes quittent la campagne et s'installent à Helsinki - un mouvement qui s'accélère après 1945. Avec toutes ces bouches à nourir, le pain de seigle doit s'urbaniser!
Entrent en scène les magasins Elanto, dirigés par une coopérative ouvrière. A cette époque, il est interdit de vendre du pain, des produits laitiers et de la viande au même lieu. Partout, Elanto construit des boucheries, des laiteries et des boulangeries côte à côte le long des rues. Sur des photos d'archives, merveilleusement mises en scène, on aperçoit toutes sortes de ruisleipä traditionnels faits à l'usine.
“Le pain de seigle est comme du granite”
Le temps d'une seconde, mon coeur s'est arrêté. Mon amie faisat-elle ainsi vraiment référence à la texture du ruisleipä?!
Non. Avec ces quelques mots bien choisis, elle voulait dire, bien sûr, qu'à l'instar du granite solide qui forme le socle du pays, le pain de seigle est un vrai symbole de ce que c'est d'être finlandais. Avec cela, il me semble qu'elle a tout dit.
Marikit Taylor
*The quotes are taken from Tony Lurcock's excellent triology, "British travellers in Finland" (CB Editions).
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